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Quand la pénibilité du travail débarque

Les temps des pêcheurs et de leurs conjointes
When Painful Working Conditions Barge Into Family Life. The Working and Housing Schedules of the Fisher and his Wife
Marie Charvet, Fabienne Laurioux et Gilles Lazuech
p. 53-75

Résumés

Le travail à la pêche artisanale cumule les pénibilités. L’entrée par le temps permet d’approcher leurs effets sur la vie des ménages. Non seulement les marins-pêcheurs considèrent les longues absences et les horaires atypiques comme pénibles, mais leur temps à terre est marqué du sceau de la pénibilité, dans la mesure où il est largement consacré à la récupération. Ainsi, les particularités du temps de travail à la pêche ont un fort impact sur la vie familiale et sont au fondement d’arrangements familiaux spécifiques, qui se distinguent par la façon dont ils affectent l’exercice du métier de marin. Pour certains ménages, le métier est premier et les arrangements visent principalement à rendre possible son exercice, sans aménagement. D’autres ménages, en revanche, essaient de traiter le problème en amont, les arrangements passant par des modifications plus ou moins importantes des conditions d’exercice du métier.

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Texte intégral

À la mémoire de notre collègue et ami Frédéric Mollé.

  • 1  La pêche artisanale regroupe la petite pêche, la pêche côtière et la pêche hauturière. Sont consid (...)
  • 2  Sont dits « atypiques » les horaires ne relevant pas du cadre de la semaine standard (cinq jours t (...)
  • 3  « Gens de mer », les pêcheurs relèvent d’un régime particulier, historiquement construit, à la foi (...)
  • 4  96,4 % des actifs à la pêche sont des hommes (Énim, 2013). L’Énim (Établissement national des inva (...)

1Nous proposons d’explorer les effets de l’une des dimensions, généralement peu étudiée, de la pénibilité du travail sur les ménages, à savoir l’absence du travailleur de son domicile pour des durées et à des moments que l’on peut qualifier d’« anormaux ». La pêche artisanale française1 constitue un terrain privilégié pour observer ces effets. Elle peut également servir de point de comparaison avec d’autres secteurs pareillement marqués par des horaires atypiques2 et l’absence3. Vécus à la fois comme inhérents au métier et pénibles, par les pêcheurs et leurs conjointes4, horaires atypiques et absence ont des répercussions sur la vie du ménage en matière d’organisation du quotidien, d’éducation des enfants, d’emploi féminin ou d’investissement associatif des conjointes.

  • 5  Voir par exemple les travaux du laboratoire Ergonomie et sécurité des activités maritimes de l’Ins (...)
  • 6  La diversité des métiers s’oppose aussi à l’objectivation des conditions de travail : chaque métie (...)
  • 7  Pour les navires côtiers, les marées peuvent durer jusqu’à 72 heures. Les hauturiers partent pour (...)

2Les conditions de travail à la pêche sont rarement décrites, les études, le plus souvent réalisées par des ergonomes5, se focalisant sur leurs effets, accidents du travail et maladies professionnelles6. Si elles n’abordent les conditions de travail qu’indirectement, via l’accident et la maladie, selon une démarche d’ailleurs classique (Gollac et al., 2014), elles révèlent cependant que les métiers de la pêche cumulent différentes espèces de pénibilités. Le port de charges lourdes, l’exposition au froid, à l’humidité et au bruit (Le Roy, 2011), l’intensité des rythmes de travail, etc. caractérisent l’activité du marin-pêcheur (Daubas-Letourneux, 2012). Pendant les marées, le temps de repos est réduit (Banals, Chauvin, 2010), ce qui peut engendrer des troubles du sommeil (Tirilly, Foret, 2000 ; Tirilly, 2005). Les horaires sont atypiques et irréguliers (avec des départs ou des retours pendant la nuit) et les journées de travail sont longues, dépassant parfois treize heures, comme pendant la saison de la sole en Vendée. Par ailleurs les pêches hauturière et, dans une moindre mesure, côtière imposent des absences de plusieurs jours7.

3La pénibilité et le danger sont par ailleurs exacerbés par le mode de rémunération propre à la pêche artisanale, dit « à la part ». L’équipage étant rémunéré en fonction du chiffre d’affaires dont sont défalqués certains frais comme le carburant, le revenu dépend largement de l’intensité du travail et de la prise de risque (Daubas-Letourneux, 2012). La valorisation de la dureté à la peine – aux deux sens du mot, travail et souffrance – propre aux cultures de métiers populaires s’en trouve aussi renforcée. La pénibilité est acceptée et la valeur professionnelle se mesure entre autres à la faculté de s’en accommoder. Ainsi, les marins invoquent souvent la résistance au manque de sommeil comme une qualité nécessaire pour tenir dans le métier (Guibert, Lazuech, 2012).

  • 8  Il est difficile d’être plus précis, les statistiques sur les accidents du travail de la Direction (...)
  • 9  Au sujet de la diffusion – récente – des pratiques addictives à bord des navires de pêche, les méd (...)

4Ces conditions font de la pêche un secteur très dangereux : en 2013, le taux d’accidents y était de 51 ‰, contre 33,7 ‰ pour l’ensemble des salariés. Fréquents, ces accidents sont également graves : en 2012, le taux de mortalité pour la pêche atteignait 0,748 ‰, contre 0,0295 ‰ pour l’ensemble des travailleurs et « seulement » 0,093 ‰ pour le BTP (bâtiment et travaux publics) (Ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, 2014). Quand ils ne sont pas mortels, ces accidents se soldent par de longs arrêts de travail : en 2008, la durée moyenne des périodes indemnisées dépassait 60 jours (Berciaud, Colas, 2009)8. Cependant les conditions de travail à la pêche et les pénibilités associées restent une boîte noire9 : pour les pêcheurs, elles sont naturalisées et les institutions (Énim, IMP) ne les abordent que via leurs conséquences, accidents et maladies. En déplaçant la focale sur le ménage, nous proposons, sinon d’ouvrir la boîte noire, du moins d’offrir un autre éclairage sur les effets de ces pénibilités, ainsi que sur les ressources que les pêcheurs et leur famille mobilisent pour y faire face.

5À cette fin, nous avons retenu une entrée par les temps et les rythmes de travail. L’organisation du travail à la pêche est au fondement de pénibilités liées aux temporalités du métier. L’absence elle-même peut être vécue comme pénible par les pêcheurs et leur famille (Couliou, 2010) et les horaires atypiques sont parfois évoqués comme un obstacle à une sociabilité familiale ou amicale. Mais le parti d’entrer par le temps et les rythmes de travail pour saisir la façon dont la pénibilité débarque à terre est aussi motivé par une autre raison : le temps à terre lui-même est marqué du sceau de la pénibilité. À terre, le marin-pêcheur « récupère » et la récupération doit être à la hauteur des atteintes provoquées par un travail particulièrement long, intense et pénible. La famille doit tenir compte de cet impératif et les conjointes, ainsi que parfois les enfants, sont mobilisées pour aider à la reconstitution de la force de travail. Le fait que, en raison des horaires atypiques, la « récupération » intervient souvent à des moments déconnectés du temps social rend d’ailleurs à la fois possible et nécessaire cet investissement conjugal et familial, aux formes diverses. Les marins-pêcheurs présentent ainsi un intérêt heuristique pour saisir l’impact des pénibilités sur la vie hors-travail et sur les proches. Pour appréhender cet impact, nous avons retenu la notion d’« arrangements », qui renvoie à la fois aux manières de s’accommoder de contraintes sur lesquelles on a peu de prise (les temps du travail masculin) et aux accords entre membres d’un ménage, qu’ils aillent de soi ou résultent d’une négociation. La notion apparaît pertinente, ces deux dimensions étant présentes et entremêlées dans la façon dont les ménages font face à la pénibilité découlant de l’organisation du temps de travail.

6Les particularités du temps et des rythmes de travail à la pêche sont au fondement d’arrangements familiaux spécifiques, qui à la fois expriment un certain rapport à la pénibilité et constituent des solutions pour y faire face. Nous nous attacherons à les décrire et à dégager leurs conditions d’émergence. Pour ce faire, nous nous inspirons de la démarche de Bernard Lahire, qui a recours à la notion de configuration, entendue comme « ensemble des liens constituant une “partie” (plus ou moins grande) de la réalité sociale conçue comme un réseau de relations d’interdépendances humaines », pour saisir comment se construisent, dans les familles populaires, la réussite ou l’échec scolaire (Lahire, 1995, p. 37). Les arrangements familiaux s’enracinent dans la rencontre, et parfois la confrontation, entre les positions, les propriétés, les dispositions et les ressources des membres des ménages. Ainsi, il s’agit de saisir comment l’âge des conjoints, leur origine sociale, le statut professionnel de l’homme (patron-armateur, patron embarqué, second, matelot, etc.), le type de pêche qu’il pratique (petite pêche, pêche côtière, pêche hauturière), le diplôme de sa compagne, les relations familiales et amicales qu’ils peuvent mobiliser et la composition du ménage se combinent pour produire les arrangements familiaux observés.

7Comme le suggère la liste qui précède, les configurations sont labiles. Il en va de même des arrangements qui s’y enracinent et des rapports à la pénibilité qui leur sont liés. Par ailleurs, les configurations sont affectées par des évolutions plus générales. Les changements sociétaux du dernier demi-siècle et les évolutions du secteur ont modifié l’économie des pénibilités – et des gratifications – associées à la pêche, en remettant en cause un équilibre fondé sur une organisation du ménage autour de l’activité masculine, qui s’était instauré pendant les Trente Glorieuses, suite à un essor de la pêche artisanale ayant entraîné une très forte élévation des revenus.

  • 10  Activité de l’intermédiaire qui achète le poisson dans les halles à marée et se charge de sa comme (...)

8À partir des années 1950, le développement des activités de mareyage10, la création d’une flottille de pêche hauturière moderne et performante et l’émergence d’une dynamique entrepreneuriale tournée vers les activités de pêche contribuent à l’apparition d’un modèle socio-économique de la pêche artisanale, dont les deux figures principales sont le patron-armateur et le marin non-armateur mais copropriétaire de la valeur économique des prises (Meuriot, 1986). On assiste alors à une transformation radicale des espaces locaux, des points de vue économique, social et culturel. L’augmentation du revenu des marins-pêcheurs s’accompagne en effet d’un renversement des hiérarchies locales. Leurs épouses accèdent à un niveau de vie et de consommation qui les distingue des autres femmes, en particulier des agricultrices, leurs rivales locales. Si le navire en pêche est une sorte d’isolat social (Duval, 1998), à terre la réussite professionnelle du mari s’affiche. Pour les conjointes, posséder une maison neuve constitue la pièce maîtresse de la prospérité dévoilée. Les « néo-bretonnes », construites dans les années 1970, révèlent par exemple cette aisance fraîchement acquise. Les femmes de marins-pêcheurs se différencient aussi par leur inactivité, qu’elles convertissent en signe de distinction (Salmona, 1985) et qui témoigne également de la capacité du groupe social à rester entre-soi. Dans ces communautés locales, centrées sur la pêche, l’acceptation de la pénibilité du travail, constitutive du statut – valorisant – de femme de marin-pêcheur, relève de l’évidence (Delbos, 2006). Rapidement cependant, un ensemble de changements, sectoriels ou sociétaux, remet en question cet équilibre, en même temps que la centralité de la pêche.

9Dès les années 1960, le littoral atlantique est confronté à un essor du tourisme balnéaire, générant de multiples transformations spatiales et sociales. Les emplois créés, généralement peu qualifiés et souvent saisonniers, attirent la main-d’œuvre féminine, sollicitée aussi par la demande de services à la personne émanant des retraités installés à demeure dans leur résidence de villégiature (Renard, 1984 ; Lebahy, 2008). Le développement de la navigation de plaisance, qui dans certains ports relègue au second plan les activités de pêche, a aussi des effets symboliques, la connaissance de la mer des marins-pêcheurs étant contestée par les plaisanciers (Renard, 1984).

10Par ailleurs, au début des années 1980, le secteur de la pêche entre en crise. Celle-ci est économique : la baisse de rentabilité de l’activité provoque une forte réduction de la flottille et des effectifs, les revenus des pêcheurs restants diminuant et devenant plus irréguliers. Les pêcheurs non-armateurs sont particulièrement affectés et leurs conjointes n’ont plus les moyens d’entretenir l’écart social avec les autres femmes. La crise économique se double d’une crise de légitimité culturelle, entretenue par des organisations non gouvernementales (ONG) environnementalistes et par les scientifiques chargés d’évaluer l’état des ressources halieutiques, et d’une crise politique qui naît du sentiment d’une incompatibilité absolue entre les réalités du métier et les décisions prises par l’Union européenne dans le cadre de la Politique commune des pêches (Lequesne, 2001 ; Lazuech, 2014).

11Ces changements sectoriels se greffent sur des évolutions sociétales qui leur sont contemporaines, affectant entre autres les rapports entre les genres. À partir des années 1960, les femmes sont de plus en plus nombreuses à accéder à l’activité salariée et tendent à s’y maintenir après la mise en couple et la naissance des enfants (Mainguené, 2011). Par ailleurs, avec l’allongement général des scolarités, les jeunes femmes sont de plus en plus diplômées (Baudelot, Establet, 2006). Or la « dot culturelle » est un atout dans la négociation de l’organisation domestique (Glaude, Singly, 1986, p. 21). Les femmes de marins-pêcheurs sont particulièrement concernées par cette élévation du pouvoir de négociation, leurs conjoints ayant suivi un enseignement professionnel court (Biget, 2007). Parallèlement les relations conjugales et parentales tendent à devenir plus égalitaires et moins autoritaires, les pères étant notamment sommés de participer aux tâches éducatives. Si la redéfinition des rôles concerne inégalement les catégories sociales et si elle n’affecte qu’à la marge les pratiques des familles, de multiples injonctions diffusent, au moins sous forme d’idéal, ces nouveaux rôles (Kaufmann, 1992 ; Singly, 1996, Martial, 2009).

12Toutes ces évolutions, dont les effets se combinent, induisent une diversification des manières d’accepter la pénibilité ou de soutenir son conjoint. Elles rendent aussi possibles des négociations autour de la pénibilité. Si les arrangements que décrivent les enquêtés (encadré) sont très variés, on peut néanmoins les distinguer par la façon dont ils agissent sur la pénibilité. Certains ménages la traitent en aval : chez eux, les arrangements sont guidés par le souci de rendre supportable le métier, sans remise en cause de ses conditions d’exercice. Nous parlerons alors de « pénibilité soutenue ». D’autres ménages prennent la pénibilité en amont : ils cherchent à la réduire en modifiant les conditions d’exercice du métier (par un changement de type de pêche par exemple). Nous parlerons alors de « pénibilité négociée ».

Encadré
Le terrain d’enquête

  • 11  Spécialistes des ressources vivantes aquatiques.

Notre enquête fait suite à la sollicitation d’assistantes sociales du Service social maritime. Confrontées aux grandes difficultés financières provoquées chez certains ménages par un arrêt de travail ou une période de chômage, elles formulaient l’hypothèse que l’irrégularité des revenus propre à la pêche artisanale était au principe d’un rapport à l’argent et de comportements économiques spécifiques.
Si les premiers entretiens ont été obtenus par l’intermédiaire de ces travailleuses sociales, les suivants l’ont été grâce à la constitution d’un réseau d’interconnaissances (rencontres avec des membres d’une association de femmes et de familles de marins par exemple) ou à la saisie d’opportunités (comme notre présence à une réunion de l’Organisation des pêcheurs de Bretagne). Entre 2013 et 2015, nous avons ainsi réalisé 24 entretiens semi-directifs auprès de marins-pêcheurs de Bretagne et de Vendée, la plupart du temps en présence de leur épouse, ainsi qu’un entretien avec une femme sans son mari (voir l’annexe pour un récapitulatif des entretiens mobilisés dans cet article). L’accès au terrain se heurtait a priori à trois obstacles majeurs. Tout d’abord, les marins-pêcheurs sont très souvent absents. Ensuite, ils sont très fréquemment et très régulièrement sollicités par des « observateurs » (en particulier, mais pas uniquement, par des halieutes11). Enfin, le monde de la pêche reste un entre-soi et les questions du sociologue, si elles sont jugées indiscrètes, peuvent entraîner la fermeture de toutes les portes, à l’échelle portuaire au moins.
Tous les entretiens ont débuté par des questions sur la carrière et/ou la situation professionnelle du marin-pêcheur avant que ne soient posées, souvent par petites touches, des questions plus précises à sa conjointe. Chez les ménages les plus âgés, l’épouse est restée en retrait, comme si elle n’avait pas grand-chose à dire sur un sujet qui pourtant la concernait directement. Ces silences auraient pu être analysés seulement comme le révélateur d’une incorporation de la domination masculine dans un secteur d’activité « machiste », selon le terme employé par une jeune femme embarquée comme stagiaire à bord d’un chalutier. Mais nous les considérerons aussi comme exprimant les relations qui se nouent entre le pêcheur et son épouse autour du métier. Les femmes plus jeunes et/ou ayant une activité professionnelle se sont révélées plus loquaces lors des entretiens.

La pénibilité soutenue

13Nous désignons par pénibilité soutenue le fait, pour les épouses de marins-pêcheurs, d’assurer les conditions qui permettent le maintien de leur conjoint dans son activité, cette prise en charge de la pénibilité n’appelant pas de contrepartie apparente. C’est la situation d’enquête qui a amené certaines des femmes rencontrées à expliciter ce qui est souvent vécu, au sein des couples, sur le mode de la « normalité » et de la banalité. La pénibilité soutenue peut prendre diverses formes que nous présentons ici, en nous appuyant sur quelques situations exposées par les enquêtés.

Assumer l’absence, assumer la présence

  • 12  Décret no 2005-03 du 31 mars 2005 relatif à la durée du travail des gens de mer.
  • 13  Dans les années 1960 et 1970, de « bonnes » années pour la pêche, les familles de marins-pêcheurs (...)

14Dans un métier qui se caractérise par l’absence, c’est aux conjointes qu’incombe, au jour le jour, la charge de la vie familiale et domestique, comme l’explique Bernard (40 ans, patron-armateur, pêche côtière, Vendée) : « [Mon] père était en mer, ma mère était entièrement dédiée sur le foyer et sa vie était réglée sur les retours de marée. » Avant que ne soit fixée à 225 jours la durée de travail maximale12, la vie à terre reposait presque entièrement sur les femmes. Outre les tâches domestiques courantes, elles s’occupaient de la scolarité des enfants, des comptes du ménage, des contrats d’assurance ou de mutuelle. Elles effectuaient les démarches auprès des services sociaux maritimes. Les maris ne se déplaçaient pas ou qu’exceptionnellement, même lorsqu’il s’agissait de s’occuper d’un dossier d’inaptitude à la navigation qui pourtant les concernait directement. Les femmes assuraient aussi les négociations avec les banques, pourtant tendues dans les années 199013. Dans le cas des marins hauturiers, la délégation des tâches aux femmes était presque totale. Les moyens de communication à bord ne permettaient pas d’informer le conjoint en mer et, de toute façon, beaucoup de femmes s’interdisaient de faire part à leur mari des « tracasseries » du quotidien.

15Femmes « d’intérieur » et « de papiers », les épouses voient aussi leur rôle de mère largement défini par l’absence du père, surtout dans les ménages de hauturiers. Si les pêcheurs hauturiers ne sont pas tenus à l’écart de l’éducation des enfants, leur rôle est ponctuel, comme l’explique Denise, 52 ans, infirmière, mariée à Daniel, 53 ans, matelot à la pêche hauturière aujourd’hui retraité (Finistère) :

« C’est vrai que moi, je l’ai impliqué. C’est pas toujours facile, j’avais deux garçons, faire le père et la mère pendant 15 jours… Donc des fois il y a eu des rendez-vous entre le père et les fils au retour. »

16Parfois le père a quelques tâches éducatives réservées, souvent d’un commun accord avec son épouse, parce qu’elles sont jugées compatibles avec ses absences répétées :

« C’est moi qui leur ai appris à faire du vélo… Quand je rentre, c’est toujours moi qui vais dans les boutiques avec ma fille, comme ça je lui donne la valeur de l’argent… Là-dessus, Régine, elle n’intervenait jamais. »
(Richard, 52 ans, patron non-armateur, hauturier, Finistère)

  • 14  La notion de « matriarcat breton » (Audibert, 1984 ; Carrer, 1983) fait l’objet de critiques de ch (...)
  • 15  Yvonne Guichard-Claudic (1998) fait la même remarque à propos des conjointes de thoniers, lesquels (...)

17La division sexuée du travail domestique n’est pas propre aux familles de marins, elle se rapproche de celle qu’on observe dans d’autres groupes sociaux. On repère par exemple, chez les couples de « gros » armateurs (possédant plusieurs navires), des pratiques qui avaient traditionnellement cours dans la bourgeoisie économique (Martin-Fugier, 1983) : les hommes s’occupent des comptes de l’entreprise, via les centres de gestion, les femmes recevant une allocation pour l’entretien du ménage. Toutefois, au-delà de ce constat, la question de l’effectivité du pouvoir conféré aux femmes de marins-pêcheurs par l’absence du conjoint et de la maîtrise du foyer qui en découle fait l’objet d’un débat récurrent. Sans rentrer dans ce débat sur l’existence d’un « matriarcat breton14 », nous pouvons nous demander si le souci que peuvent avoir les femmes de préserver l’autonomie conférée par l’absence des conjoints ne contribue pas à limiter l’investissement de ces derniers dans la vie du ménage. Ainsi, l’enquête réalisée dans les années 1970 auprès de la communauté des pêcheurs de l’Île d’Houat montre que les femmes ne se bornent pas à pallier, par leur présence continue dans le quotidien du ménage, l’absence de leur mari. Quand le conjoint est de retour à terre, il exige parfois une véritable « mise à disposition » du temps féminin, au nom par exemple de la nécessité d’avoir une vie de couple. En réaction, dans les communautés portuaires, les femmes de marins ont longtemps élaboré des stratégies visant à tenir les hommes à l’écart des espaces qu’elles contrôlaient, les poussant, d’une certaine manière, à repartir en mer (Jorion, 2012). Si ces stratégies sont désormais moins courantes, la présence du conjoint peut être vécue comme pénible à partir du moment où elle perd son caractère exceptionnel. Ainsi Gaëlle, 45 ans, serveuse, mariée avec Guy, 47 ans, qui a été un temps second sur un navire hauturier (Finistère), témoigne des difficultés engendrées par le retour d’un conjoint qui empiète sur son territoire15, quand bien même les arrangements auxquels le couple est parvenu ne relèvent pas de la pénibilité soutenue :

« On s’habitue à l’absence, on s’habitue à ce que quelqu’un ne soit plus là. On fait tout à la place de la personne, on fait le courrier, on s’occupe des enfants et le problème, c’est que quand il se retrouve en vacances, souvent ça pète. […] Évidemment, eux, ils arrivent, ils ont envie de mettre un peu leur mot aussi dans la vie de famille. Il passe derrière moi et ça, c’est quelque chose que je ne voulais pas. »

18Assumer la présence est d’ailleurs d’autant plus difficile que l’absence peut susciter des habitudes difficilement acceptables par le conjoint. Les adhérentes de l’association de familles de marins que nous avons rencontrées évoquent ainsi le cas d’une femme dont les enfants partagent la chambre quand le père est en mer, pratique fermement condamnée par un pédopsychiatre invité par l’association. Le fait que ce praticien soit sollicité montre d’ailleurs que, pour les responsables de l’association, la situation des ménages de marins-pêcheurs est suffisamment exceptionnelle pour justifier une aide éducative. Pour autant, cette tentative de normalisation se heurte à des résistances. « Je sais bien que ce n’est pas normal mais moi ça me rassure », déclare la mère de famille mise en cause, qui entend continuer à faire chambre commune avec ses enfants.

19La prise en charge des responsabilités familiales n’éloigne pas nécessairement les conjointes de marins-pêcheurs de l’emploi. La poursuite d’une activité professionnelle peut être motivée soit par l’envie d’exercer coûte que coûte leur métier, soit par la nécessité de compléter ou de stabiliser le revenu du ménage. Cependant l’emploi féminin passe toujours au second plan et les formes qu’il prend sont soumises à la nécessité d’assumer le métier du mari et ses conséquences.

20Ainsi Denise, 52 ans, infirmière, a toujours refusé catégoriquement le statut de femme au foyer alors même que son mari Daniel, ancien pêcheur hauturier, était absent plus de 300 jours par an : « J’ai pas fait des études pour rester à la maison », déclare-t-elle. Elle attribue ce qui relève pour elle d’une évidence à l’influence maternelle :

« C’est une question d’éducation je pense, et si j’ai un métier, si j’ai travaillé, c’est aussi parce que, quelque part, ma mère me l’a dit elle-même, elle m’a dit : “T’es une fille, il faut que tu aies un métier, il faut jamais que tu sois dépendante d’un homme.” […] Moi j’ai entendu ça souvent dans mon enfance et à l’adolescence : “Faut que t’aies un métier ma fille. Il faut que tu bosses.” »

21Cependant, continuer à travailler exige des adaptations. Denise a quitté l’hôpital pour un poste à mi-temps d’infirmière-coordinatrice dans un service de soins infirmiers à domicile, ce qui lui a évité de travailler le week-end. Ce changement a été motivé par la naissance de ses enfants et par le métier de son mari qui « induit quand même un temps partiel ». Ce n’est d’ailleurs pas tant l’absence de Daniel que la nécessité de conditions propices à la reconstitution de sa force de travail – et notamment d’être au calme – qui a exigé la réduction du temps de travail de son épouse. Lors de ses périodes de repos, Daniel avait besoin de sa femme, ne serait-ce que pour s’occuper des enfants :

« Il est arrivé que […] lui rentrait pour le week-end et moi, j’assurais des gardes de week-end. Ce qui fait que [Daniel] se retrouvait le vendredi après sa journée de travail et le week-end avec les enfants, et moi au travail. Donc ça lui a été un peu insupportable. »

22Le maintien dans l’emploi passe souvent par la mobilisation de la famille élargie. Denise a continué un temps à travailler à l’hôpital après la naissance de ses enfants, au prix d’une organisation complexe rendue possible par l’aide de ses parents :

« Quand je travaillais, c’est vrai que le mode de garde des enfants n’était pas très simple, j’ai eu la chance de trouver une nourrice qui venait ici à six heures du matin […] ; moi, je le [le bébé] récupérais l’après-midi quand j’étais du matin, et quand j’étais du soir, c’était encore toute une organisation. Je partais, je déposais le bébé chez la nourrice à 13 heures, je finissais à 21 heures mais […] des fois j’arrivais, il était 22 heures, 22 h 15. Donc là, c’est mes parents qui avaient pris le relais, c’est-à-dire qu’ils avaient récupéré le bébé chez la nourrice après son dîner, le rentraient ici, le couchaient et m’attendaient. »

  • 16  L’aspiration à la réalisation personnelle et le souci de sécuriser le revenu familial peuvent auss (...)

23Si Denise revendique un droit à la réalisation personnelle par l’exercice d’un métier vécu sur le mode de la vocation (« Moi, j’ai choisi mon métier donc j’ai travaillé », déclare-t-elle), Daniel, lui, met en avant la sécurité qu’apporte le revenu régulier de sa femme16.

Travailler dans l’entreprise

  • 17  Réparation des filets.
  • 18  Approvisionnement de l’équipage (nourriture, boisson) et du navire (glace pour la conservation du (...)

24Le caractère artisanal des entreprises à la petite pêche exige souvent qu’au travail des hommes soit associé celui de leurs femmes. Ces dernières peuvent contribuer de diverses manières à la vie de l’entreprise (ramendage17, avitaillement18, tenue des comptes, etc.), mais la vente de la pêche à une clientèle de particuliers est l’activité la plus fréquente. Cette activité reste très souvent invisible, malgré la reconnaissance d’un statut de conjointe-collaboratrice en 1997. Le sentiment, souvent partagé par les couples, que cette participation à l’activité de l’entreprise est normale n’exclut pas qu’elle puisse être pénible. Annie, 67 ans au moment de l’entretien, avait quitté son emploi de secrétaire pour assurer une partie de la vente de la pêche de son mari Antoine, 68 ans, patron côtier aujourd’hui retraité (Finistère). Ce choix assurait au couple des revenus plus élevés et plus stables. Mais il reportait aussi une partie de la pénibilité du travail sur Annie : si Antoine n’avait plus à apporter sa pêche en criée, Annie se levait à quatre heures le matin, portait des caisses de plus de 20 kg et devait être de retour à la maison à huit heures pour s’occuper de leurs filles. Dans l’entretien, cette pénibilité physique est d’ailleurs passée sous silence par Antoine, un tel oubli relevant d’un processus souvent observé d’invisibilisation du travail féminin (Bessière, Gollac, 2007).

25Si la participation à la vie de l’entreprise n’est généralement pas compatible avec une autre activité, certaines conjointes cumulent pourtant les deux. Élise, 52 ans, se charge de la commercialisation de la pêche de son mari Étienne (53 ans, ancien patron-armateur hauturier aujourd’hui à la petite pêche, Finistère), tout en occupant un poste d’agent de service dans un lycée. Cette activité salariée est d’ailleurs nécessaire à l’équilibre du budget familial. C’est au prix d’un emploi du temps très contraignant – elle vend les produits de la pêche le mercredi et le samedi matin, qui sont ses jours de congé – qu’Élise a contribué à rendre possible la reconversion professionnelle souhaitée par Étienne et à laquelle elle n’était pas d’emblée favorable : « Quand il m’a dit : “Je vais faire la pêche côtière.” J’ai dit : “Houp là !” […] Ça va changer. Tous les jours à la maison à dire “qu’est-ce qu’on mange ce soir ?” »

Soutenir dans les difficultés

26Si travailler dans l’entreprise familiale constitue pour les femmes l’une des formes de la pénibilité soutenue, le soutien moral que sont amenées à assurer certaines épouses, quand l’exercice du métier devient particulièrement difficile pour leur conjoint, en constitue une autre.

27Hélène, 26 ans, femme de ménage, témoigne une attention constante et bienveillante à son mari, Hervé, 31 ans, second mécanicien, pêche côtière (Loire-Atlantique). Pour ce fils d’un patron-armateur à la retraite, l’achat d’un bateau neuf s’inscrivait dans le cours normal d’une carrière. Il constituait une étape attendue, par ses parents notamment, les qualités de « patron » étant considérées, dans ce milieu professionnel, comme allant de soi chez un fils de patron de pêche. Hélène n’était pas favorable à cette acquisition, qui s’est soldée par un échec, mais elle a épaulé Hervé au nom de la solidarité conjugale : « Pour moi c’est normal, il fallait que je l’aide. Parce que quand il a pris son bateau, moi, j’étais pas forcément d’accord mais après, on est un couple, on le fait à deux. »

28Elle conserve la même attitude après la revente du navire, qui n’a pourtant pas compensé toutes les dettes contractées pour son acquisition. N’étant pas issue du milieu de la pêche, elle a sans doute accueilli ce renoncement plus facilement que ne l’auraient fait d’autres épouses pour lesquelles devenir patron-armateur signe la réussite sociale.

29Les horaires d’Hervé ne permettent pas la réalisation des aspirations d’Hélène. Elle souhaiterait suivre une formation d’aide-soignante afin d’avoir un « vrai » emploi, mais conditionne la concrétisation de ce projet à l’évolution de la charge de travail de son mari et de ses obligations maternelles : « Avec Hugo [leur fils] plus les horaires d’Hervé, c’est un peu difficile. […] C’est pas le moment, on verra ça après. » En attendant, elle continue à « fai[re] des ménages par-ci par-là », cet apport étant indispensable à l’équilibre du budget familial :

« Donc c’est pour ça que moi, je suis obligée de travailler, enfin normal. De toute façon il faut travailler toujours pour y arriver, mais mon salaire, heureusement qu’il est là. »

  • 19  Les armements coopératifs, ou coopératives d’armement, sont propriétaires ou copropriétaires de pl (...)
  • 20  Les décennies 1990-2000 sont considérées comme les « années noires » de la pêche.

30L’histoire de Régine et Richard, âgés respectivement de 49 et 52 ans, fournit également un exemple de soutien conjugal dans les situations de crise. À 16 ans, Richard s’inscrit dans un lycée maritime. Certificat de navigation en poche, il prend un premier embarquement à bord d’un navire semi-hauturier. Ayant des ambitions de commandement, il retourne plusieurs fois au lycée afin « de passer les brevets, de monter en grade » et de « [s]’assurer une place ». Il est aussi attiré par d’autres horizons et d’autres types de pêche. Il part faire des « saisons » à Saint-Jean-de-Luz, à Saint-Pierre-et-Miquelon, en Afrique du Sud, etc. Cette mobilité prend fin lorsqu’il rencontre sa femme : « J’étais parti pour neuf mois, elle n’était pas d’accord, je suis rentré. » Sa carrière connaît un autre tournant décisif lorsqu’un armement coopératif19 lui propose de devenir copropriétaire d’un navire d’occasion : « Alors là j’ai fait une connerie, j’ai dit oui. Je me suis embarqué dans un truc… Je l’ai eu pendant huit ans. » L’achat s’avère une très mauvaise affaire : il intervient alors que le secteur connaît de graves difficultés20 et le bateau, qui a plus de 15 ans, exige de nombreuses réparations qui l’immobilisent à quai. Très rapidement l’entreprise est déficitaire ; pourtant, l’armement coopératif incite fortement Richard à continuer son activité. Les difficultés s’accumulent et, progressivement, Richard vacille : « À l’époque, pour oublier, je prenais des cuites, c’était à peu près tout. » Régine acquiesce : « Oui, ce n’était pas facile… Oui, oui, ce n’est jamais facile d’avoir une société, de vouloir réussir quelque chose et de ne pas y arriver. » Régine explique en quelques mots son rôle lors de cet épisode difficile : « On se soutient, on fait ce que l’on peut… C’est pas tant au conjoint qu’il faut cacher le truc, c’est aux enfants. » Et Richard, devenu depuis la vente de son navire patron-salarié pour un grand armement, de souligner la solidité des liens qui unissent la famille : « Nous sommes une famille corse. »

Se mobiliser

31Dans certaines circonstances, la pénibilité soutenue peut prendre la forme d’un engagement public des femmes de marins. C’est le cas notamment lors des « grèves » de pêcheurs qui se caractérisent par des actions brèves et souvent spectaculaires comme le blocage des ports. Alors que, à l’été 1980, la colère des marins-pêcheurs explose (Corlay, 1984), leurs femmes les accompagnent par quelques actions moins médiatiques (distribution de tracts, occupation des locaux des Affaires maritimes, etc.). Après le conflit, elles prennent en charge la gestion de ses suites : négociations avec les banques, l’Énim, les services sociaux maritimes, etc. Lors des conflits de 1993-1994, plus longs, l’investissement des conjointes permet d’assurer une certaine continuité du mouvement lorsque les hommes sont en mer, comme l’explique Véronique, 56 ans, conjointe-collaboratrice, épouse d’un hauturier (Finistère) :

« Ça concernait directement leur métier, mais les femmes ont suivi en tout cas. Donc j’imagine qu’elles avaient l’approbation de leur mari… Les filles venaient, parce que ça [le mouvement] dure dans le temps… On fait le constat que les maris sont en mer donc ils ne peuvent pas assurer leur défense… Et là les maris délèguent assez facilement, c’est-à-dire que quand ils sont là, ils participent aux mouvements du comité de survie, mais quand ils ne sont pas là… Je n’ai jamais entendu de cas, il n’y a pas de cas à ma connaissance de mari qui se serait opposé à ce que sa femme participe. »

32La pénibilité soutenue est prise en charge presque exclusivement par les conjointes, d’où son caractère asymétrique comme en témoignent les propos de Véronique. Contrairement à la thèse du matriarcat, la pénibilité soutenue ne confère pas nécessairement aux femmes du pouvoir ni même de l’autorité. Étant donné que beaucoup de conjoints ne la reconnaissent pas, elle leur apporte peu de gratifications, y compris d’un point de vue symbolique. Une question demeure : la pénibilité soutenue est-elle « acceptée » ou « subie » par les femmes ? La réponse est étroitement liée aux configurations sociales et aux arrangements familiaux. Mais, en cas de difficultés ou d’événements imprévus, ce qui était accepté par une conjointe devient subi. Ainsi, Régine a longtemps accompagné la carrière de Richard selon un mode de pénibilité acceptée. L’achat du bateau transforme le caractère de la pénibilité qui, d’acceptée, devient subie. Le retour à une vie « normale », qui correspond à la revente du bateau et à un emploi de patron salarié, permet de repasser d’une pénibilité subie (c’est-à-dire, concrètement, anxiogène) à une pénibilité beaucoup plus apaisée pour Régine. La situation d’Hélène est comparable. L’acquisition du bateau correspond pour elle aussi à un glissement d’une pénibilité acceptée à une pénibilité subie. La revente diminue les tensions qui pèsent sur elle et l’autorise à assumer la pénibilité sur un mode plus serein. Enfin, chez Daniel et Denise, le fait que les arrangements laissent à cette dernière la possibilité d’exercer une activité professionnelle à laquelle elle est très attachée constitue la pierre angulaire de son acceptation de la pénibilité : c’est bien elle qui met en place un dispositif lui permettant de continuer à exercer son métier sans qu’elle fasse pression sur Daniel qui, de son côté, a continué à pratiquer le sien. Quoi qu’il en soit, pour ces ménages, c’est à partir du métier du mari et des évolutions de sa carrière que s’organisent les arrangements familiaux. Dans le cas de la pénibilité négociée au contraire, ces derniers ont des répercussions sur le métier du mari, si bien que certaines conjointes sont parfois en mesure de réaliser leurs aspirations à une existence financièrement en partie autonome et surtout détachée de celle de leur mari.

La pénibilité négociée

33Si, dans une partie des ménages, le métier est le pivot d’arrangements familiaux aux termes desquels une partie de la pénibilité est assumée par la conjointe, dans d’autres ménages, les arrangements agissent sur le métier lui-même, ou plutôt sur ses conditions d’exercice. La convergence entre les changements dans la pêche artisanale et les évolutions affectant l’ensemble de la société crée un contexte qui rend possibles ces transactions autour du métier. Ainsi, la pénibilité associée à l’absence devient plus forte pour les deux conjoints, en raison de l’aspiration partagée à la « vie de famille ». La définition des rôles familiaux et conjugaux s’est également progressivement modifiée, comme le note Jean-Claude Kaufmann pour les rôles domestiques. Pour lui, jusqu’aux années 1970, ces derniers étaient socialement prédéfinis. Dorénavant il revient à chaque couple de les construire (Kaufmann, 1992). Il n’est alors pas étonnant que l’impact du métier et de ses pénibilités sur la vie familiale puisse faire l’objet de négociations. La prise en charge des enfants est l’enjeu le plus fréquent et la plupart des concessions sont justifiées au nom de leur intérêt. Le partage des tâches domestiques constitue le second enjeu. Cet ordre ne distingue d’ailleurs guère les ménages de marins-pêcheurs du reste de la population (Zarca, 1990 ; Brousse, 2015). À partir de nos entretiens, nous discernons trois voies permettant de parvenir à ces arrangements : des concessions réciproques, une explicitation des termes du contrat et la mise à distance du métier. Enfin, parfois, la rupture conjugale signe l’échec de la négociation.

Des concessions réciproques

34Guy et Gaëlle (Finistère) sont représentatifs de ces transactions autour de la pénibilité. Guy, 47 ans, vient d’être déclaré inapte à la navigation suite à un accident du travail. Il s’était lancé dans la carrière de marin-pêcheur avec le plein soutien de Gaëlle. Le couple envisage un moment l’achat d’un bateau mais y renonce en raison de la rentabilité incertaine de l’entreprise : « On est partis pour acheter un bateau et au final on a acheté une crêperie. » Guy décide alors de retourner au lycée maritime pour obtenir ses brevets de mécanicien. Cette qualification lui permet en effet de changer de type de pêche (il préfère les rythmes de travail de la pêche hauturière à ceux de la pêche côtière) tout en augmentant ses revenus (le mécanicien touche une part et demie). Une fois Guy diplômé, le couple parvient à un équilibre. Guy fait des marées de 10 jours, il est bien payé, le métier lui plaît. Ses absences ne gênent pas Gaëlle. Pour cette jeune femme qui a suivi une formation de coiffeuse, la crêperie est une occupation (elle ne se voyait pas « passer [son] temps à rester à la maison et à [s’]occuper de [ses] deux enfants ») grâce à laquelle elle satisfait ses aspirations de chef d’entreprise.

  • 21  L’accident de Guy est alors vécu comme une chance. Amputé d’un doigt, il n’insiste pas trop pour r (...)

35Cet équilibre est remis en question par les difficultés scolaires importantes de leur second enfant, qui rendent nécessaire la présence continue d’un adulte. Or le couple ne souhaite pas que leur fils soit pris en charge par des institutions spécialisées. Par ailleurs les parents de Guy sont trop âgés pour assurer la garde régulière de leur petit-fils et ceux de Gaëlle s’occupent déjà de la fille aînée du couple. Gaëlle et Guy sont alors contraints de reconsidérer leurs investissements professionnels. Gaëlle revend la crêperie, où elle continue à travailler comme serveuse à mi-temps, renonçant à un statut d’indépendante auquel elle était très attachée. De son côté, Guy quitte son emploi pour embarquer sur un navire côtier, alors qu’il supporte mal les horaires et plus encore l’intensité du travail caractéristiques de la pêche côtière : « C’est plus intense, c’est plus speed. Ce que je faisais sur le bateau [quand il travaillait à la pêche hauturière], le poisson c’était plus long, plus de journées de travail, mais la côtière faut envoyer. » Le changement est d’autant plus pénible pour Guy que, pour compenser la baisse de revenus entraînée par la vente de la crêperie, il s’est embarqué sur un navire où le rythme de travail est très soutenu21. Dans ce couple, les concessions professionnelles, apparemment symétriques, ont été motivées par l’intérêt supérieur de la famille, qui exige une présence accrue des conjoints au foyer.

Expliciter les termes du contrat

36Si, pour Guy et Gaëlle, les négociations et les transactions auxquelles elles ont abouti ont été motivées par une crise familiale, chez des couples plus jeunes, on assiste parfois à une mise à plat, à froid, des termes d’un contrat qui pouvait rester implicite à la génération précédente.

37Lucas a 20 ans, il est matelot à la pêche côtière en Vendée. Il n’est pas issu du milieu de la pêche, contrairement à Laura, 20 ans également, avec laquelle il vient de se mettre en ménage. Cette dernière est employée dans la grande distribution. Bien que née dans une famille de marins, elle n’a pas apprécié que Lucas embrasse le métier. Celui-ci est pourtant fermement convaincu des avantages que procure son activité, qui assure à ce jeune couple peu diplômé un train de vie auquel il ne pourrait pas prétendre autrement : « Grâce à ça on pouvait faire plein de choses. Ce n’est pas que financier ; grâce à ce métier, on peut emménager tout de suite, on peut acheter une nouvelle voiture. »

38Lucas, qui découvre avec enthousiasme la pêche, envisage de s’embarquer sur un navire hauturier pour expérimenter d’autres types de pêche et augmenter encore ses revenus. Laura est réticente, elle sait le prix à payer par les conjointes de hauturiers : « Elle se souvient de sa grand-mère qui élevait les enfants toute seule, qui a toujours tout fait toute seule. Elle n’a pas envie de revivre ça », explique Lucas. Si celui-ci est attiré par la pêche au large, il n’est pas question pour lui d’accepter un embarquement sans le consentement de sa compagne. Dès lors, il cherche par divers moyens à la convaincre et à la rassurer, en mobilisant son réseau amical et professionnel :

« On a vu une copine dont le copain est marin et qui part à la semaine. Elle lui a un peu expliqué comment ça se passait. Quand il n’est pas là, tu fais des trucs que tu ne ferais pas s’il était là. C’est un rythme de vie. »

39Laura semble donc avoir son mot à dire dans les décisions de son ami. On est ici devant une forme d’arrangements, négociés, temporaires et re-négociables, dans le sens où ce qui est décidé aujourd’hui peut être rediscuté plus tard. Ainsi, Lucas sait que Laura n’acceptera plus ses longues absences s’ils deviennent parents. D’ailleurs, pour lui aussi, la pêche au large est incompatible avec la paternité :

« Si un jour on a des enfants, je ne partirai pas si loin. Moi, mon père a été chauffeur d’entreprise et il partait quelquefois deux mois, un mois dans des grandes distances, pendant de grandes durées. On ne le voyait jamais. On a grandi avec ma mère seule et moi, je n’ai pas envie que mes gamins vivent ça aussi. Dès qu’il y aura un enfant, je partirai à la journée. »

40Pour Lucas, le métier de hauturier n’est donc vécu que sur le mode d’une expérience passagère.

41Pour comprendre ce qui rend possible l’association de Laura aux décisions de son ami, il faut tenir compte du contexte local. Le couple réside dans une commune touristique, qui offre des opportunités d’emploi aux femmes, même non qualifiées comme Laura. Elle n’est ainsi pas entièrement dépendante de son conjoint. Cette autonomie et le pouvoir de négociation qui l’accompagne s’enracinent aussi dans une configuration familiale particulière. Lucas ne vient pas d’une famille de marins-pêcheurs et, surtout, il est entré dans le métier par l’intermédiaire de Laura : il travaille en effet sur le navire de son beau-frère. Par rapport à la famille de son amie, il est donc dans une situation de subordination, ce qui joue sur l’équilibre du pouvoir au sein du couple.

Mettre le métier à distance

42Si les concessions dans les domaines professionnel et familial peuvent résulter de négociations plus ou moins explicites, certaines situations révèlent la capacité des conjointes à limiter les effets de la pénibilité en mettant à distance le métier du mari qui, à leurs yeux, n’a pas à avoir d’incidences particulières sur la vie du couple et de la famille et ne leur impose pas d’obligations.

43Michel est patron à la petite-pêche. Avec son beau-frère et co-armateur, il pêche la langoustine dans le Finistère. Il est marié avec Martine, dont le père était marin-pêcheur. Tous les deux ont 51 ans. La participation de Martine à la vie professionnelle de Michel est minimale : elle se limite à acheter deux fois par semaine la viande pour préparer le repas à bord alors qu’au début de leur mariage, elle tenait le livre de comptes de l’entreprise. Sa vie ne se confond pas avec celle de son mari. Les questions sur l’activité de ce dernier ne l’intéressent visiblement pas : « Il gère », déclare-t-elle sans autre précision. Par ailleurs, elle n’est jamais montée sur le bateau de son mari.

44L’indifférence de Martine a des effets sur le métier de Michel, au sens où elle semble agir comme un frein. Michel et son beau-frère limitent les investissements : leur bateau, un 12 mètres coque en bois, construit en 1959 et racheté en 1974 au père de Martine, est le plus vieux du port. Michel et son beau-frère l’ont très peu modernisé. Par ailleurs, les horaires de travail des deux hommes, qui naviguent seuls, ne sont pas vraiment atypiques : ils partent en pêche du lundi au vendredi et reviennent tous les soirs à la maison, si possible avant 19 heures. De même, le temps hors travail de Michel est peu marqué par son activité professionnelle : il fait du sport le week-end et prend un mois de vacances l’été en famille. Les effets du métier sur la vie du ménage sont ainsi modérés par la façon dont il est exercé. Mais ce mode d’exercice particulier a pour contrepartie une limitation des revenus, acceptée par Martine, qui a dû renoncer à la belle maison qui signe la réussite professionnelle des patrons-armateurs : sans être modeste, la maison du couple, située dans un quartier pavillonnaire loin de la mer, est une bâtisse sans caractère, sans charme et surtout sans volonté d’ostentation.

45Cette mise à distance du métier par Martine traduit un rejet plus profond : sans rencontrer d’opposition de son mari, elle a accompagné la scolarité réussie de leurs deux fils loin des métiers de la mer, contrariant la « vocation » naissante de l’un d’entre eux. Le couple a cependant résisté à la mise à distance du métier par Martine et cette solidité tient sans doute en partie à l’appartenance de cette dernière au milieu de la pêche et à l’ancrage local du ménage : la maison est construite sur un terrain cédé par les parents de Michel. Le fait que Martine n’exerce plus d’activité professionnelle depuis un licenciement en 1993 a peut-être aussi compté dans le maintien du lien conjugal.

  • 22  Si le navire sur lequel Nathan travaille fait des marées de 24 jours, il débarque tous les deux ou (...)
  • 23  Sur les navires, les patrons sont les maîtres du temps. Ils décident des lieux de pêche – donc des (...)

46Chacun à sa manière, ces trois couples montrent que la pénibilité négociée ne concerne pas uniquement les ménages les plus jeunes, dont la conjointe possède une qualification professionnelle et a connu une socialisation familiale hors du milieu de la pêche, mais qu’elle trouve ses conditions de possibilité dans la rencontre d’une configuration familiale et d’opportunités locales. Cependant, la négociation n’est pas toujours possible, elle peut aussi échouer, et la conjointe choisit alors parfois de partir. Nathan, 35 ans, matelot à bord d’un chalutier qui part pour des marées de 24 jours entrecoupées de 12 jours à terre, raconte : « Ma femme ne supportait plus ce rythme. Un jour, j’ai retrouvé la maison vide, elle était partie avec mes deux enfants. » Selon lui, ce n’était peut-être pas tant son absence qui était devenue insupportable à sa conjointe que l’état d’épuisement dans lequel il se trouvait à son retour, brisant tout espoir d’une vie de couple normale22. Ce cas est typique de la situation de beaucoup de jeunes matelots qui, pour la plupart, ne choisissent pas les amplitudes horaires de leur travail23. Cette forme de servitude (Chaumette, 2008) n’a pas que des effets en mer, elle affecte l’ensemble de la vie sociale comme le confie Nathan : « Je ne vois plus ma mère, je ne vois plus mes amis… »

  • 24  Ces données révèlent aussi une grande mobilité « interne ». Des marins peuvent revenir ou encore c (...)

47Certaines unions ne résistent pas au métier. Symétriquement, l’abandon du métier peut être la condition de la pérennité du couple. Ces cas nous échappent par définition, notre enquête reposant sur des entretiens réalisés auprès de marins actifs ou retraités. Certains de nos interlocuteurs nous ont pourtant affirmé que la mise en couple est un moment décisif pour l’ancrage dans le métier. Si « le milieu […] plaît bien » à sa « copine », le jeune marin continue dans le métier, explique Bernard, 40 ans, patron-armateur, pêche côtière (Vendée). Depuis une vingtaine d’années, les statistiques semblent confirmer cette analyse. D’après une enquête de 1995, un pêcheur sur deux abandonne son activité au cours des cinq ans suivant l’entrée dans le métier, contre 24 % en 1965 (Checcaglini, Podevin, 2002). Un suivi de cohortes réalisé entre 2009 et 2014 éclaire le profil des sortants : un sur cinq a moins de 35 ans et le taux d’évaporation est de près de la moitié à la fin de la deuxième année, les 20-30 ans étant les plus concernés par les sorties (Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la pêche, 2015)24.

48Ce turnover se combine avec une forte baisse des orientations vers les métiers de la pêche observée depuis 20 ans (Bourguenolle, 2015). La pénurie de main-d’œuvre qui en résulte suscite des inquiétudes et des réactions de la profession. Certains armements hauturiers ont ainsi instauré un « roulement », qui libère du temps pour les hommes à terre. Comme auparavant, l’équipage compte, par exemple, sept hommes au total, mais le bateau navigue désormais avec cinq hommes, ce qui permet à chacun d’alterner trois marées en mer et une marée à terre. Avec ce changement, les pêcheurs échangent du temps à terre contre une intensification du travail à bord. Cependant ces modifications ont eu pour conséquence de nouvelles pénibilités devant lesquelles les conjointes sont démunies : si, en limitant les périodes passées en mer, cette organisation du travail fait réembarquer une partie de la pénibilité subie auparavant par des épouses contraintes d’assumer intégralement les responsabilités familiales, la pénibilité engendrée par l’intensification du travail peut à son tour se reporter sur elles. En effet, si les hommes sont plus souvent à terre, ils sont aussi plus fatigués. Face à cette situation, à laquelle s’ajoute, depuis les années 1980, une « crise » de la pêche, les contreparties à terre s’amenuisent, rendant le métier moins attrayant pour les jeunes matelots et leurs conjointes. Les avantages en termes de revenus ne semblent plus suffisants aux yeux de femmes qui désirent pour elles, leurs enfants et leur couple, une autre vie que celle que leur propose un mari trop souvent absent et trop contraint par le travail.

  • 25  Entretien avec des membres de la Direction générale des Affaires maritimes et de la pêche réalisé (...)

49La promotion d’un autre modèle de pêche et de pêcheurs contribuant à une pêche « durable et responsable », portée par beaucoup d’ONG ainsi que par la Commission européenne25, est cependant susceptible d’attirer de nouveaux profils – par exemple, des marins ayant fait une première carrière dans les activités du nautisme (compétitions, écoles de voile, convoyages, etc.) ou de jeunes diplômés de l’enseignement général, sans lien de famille avec la pêche, mais attirés par un métier artisanal et pratiqué en plein air (Desfontaines et al., 2016). Ces « nouveaux pêcheurs » sont susceptibles d’infléchir certains des constats précédents. Ainsi le développement récent, pour la petite pêche, de la vente en circuits courts semble constituer pour ces nouveaux entrants un modèle économique attrayant, et par ailleurs en conformité avec leurs principes éthiques, voire politiques. Au cœur de ce nouveau modèle économique, qui s’appuie sur d’autres expériences et innovations à terre, les conjointes peuvent être parties prenantes dans l’activité de l’entreprise via le statut de conjointe-collaboratrice ou de salariée. Avec cette évolution, encore marginale, la pêche rejoindrait avec plus de dix ans de retard ce qu’on observe dans l’artisanat ou l’agriculture (Mundler, 2007 ; Mazaud, 2013).

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Annexe

Tableau : Entretiens mobilisés

Tableau : Entretiens mobilisés

Note : en raison des liens forts d’interconnaissances propres au milieu de la pêche artisanale, les changements de prénoms, auxquels nous avons procédé, ne suffisaient pas à rendre les enquêtés anonymes. Cependant, dans la mesure où nous nous intéressons aux effets des configurations familiales et de leurs modifications, il nous fallait restituer la composition des ménages et les trajectoires conjugales et professionnelles de leurs membres. Pour concilier cette exigence avec le respect de l’anonymat, nous avons pris le parti de ne mentionner ni le port d’attache ni le lieu de résidence des enquêtés, la précision géographique se limitant au département, malgré l’importance que nous accordons aux effets du contexte local. En revanche, à une exception près, nous n’avons procédé à aucune modification des informations que nous ont livrées les enquêtés.

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Notes

1  La pêche artisanale regroupe la petite pêche, la pêche côtière et la pêche hauturière. Sont considérés – sauf dérogation – comme relevant : de la petite pêche, les navires de moins de 12 m, embarquant au plus deux marins et travaillant à moins de cinq milles des côtes ; de la pêche côtière, les navires de 12 à 16 m, embarquant au plus quatre marins et travaillant à moins de 20 milles des côtes ; de la pêche hauturière (artisanale), les navires de moins de 25 m, embarquant au plus huit marins et travaillant jusqu’à 200 milles des côtes (ordonnance no 2010-1307 du 28 octobre 2010 relative à la partie législative du Code des transports).

2  Sont dits « atypiques » les horaires ne relevant pas du cadre de la semaine standard (cinq jours travaillés, du lundi au vendredi, avec des horaires réguliers entre sept et vingt heures, et absence de travail les jours fériés) (INRS, 2013).

3  « Gens de mer », les pêcheurs relèvent d’un régime particulier, historiquement construit, à la fois protecteur et contraignant (Buti, Cabantous, 2016 ; Lenhof, 2016). En cela, ils se distinguent d’autres actifs subissant des contraintes temporelles analogues, comme les chauffeurs routiers. Les actifs à la pêche artisanale se distinguent aussi des personnels de la Marine nationale, dont les absences sont plus longues et dont le temps à terre se partage entre périodes de révision des navires (pendant lesquelles ils sont en activité) et permissions (Dufoulon, 2000).

4  96,4 % des actifs à la pêche sont des hommes (Énim, 2013). L’Énim (Établissement national des invalides de la marine) est l’instance qui gère le régime social des marins.

5  Voir par exemple les travaux du laboratoire Ergonomie et sécurité des activités maritimes de l’Institut universitaire de technologie (IUT) de Lorient (Andro et al., 1989 ; Andro et al., 1991 ; Maline, Dorval, 1991 ; Andro et al., 1993 ; Andro, Le Roy, 1993) puis de l’Institut maritime de prévention (IMP, 2009, 2010 ; Le Roy, 2011).

6  La diversité des métiers s’oppose aussi à l’objectivation des conditions de travail : chaque métier génère ses propres pénibilités. Il est d’ailleurs très difficile de contrôler les conditions de travail à bord.

7  Pour les navires côtiers, les marées peuvent durer jusqu’à 72 heures. Les hauturiers partent pour des périodes de cinq jours à un mois.

8  Il est difficile d’être plus précis, les statistiques sur les accidents du travail de la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) regroupant la pêche avec l’agriculture et la sylviculture (Inan, 2014). Si les rapports du ministère en charge des activités maritimes distinguent la pêche de la marine marchande et de la plaisance, ils fournissent peu de données exploitables sur la gravité et les conséquences des accidents (Rollot, 2007 ; Berciaud, Colas, 2012).

9  Au sujet de la diffusion – récente – des pratiques addictives à bord des navires de pêche, les médecins des gens de mer ont mis en évidence une nette corrélation entre les conditions de travail à bord – en particulier l’intensité du travail – et la consommation de produits psychotropes (Le Floch et al., 2012). Si ces travaux restent confidentiels, des actions de sensibilisation et de prévention ont été assurées ces dernières années dans les écoles de pêche et les lycées maritimes, généralement par les assistantes sociales du Service social maritime (SSM). Depuis 2010, l’IMP mène une campagne intitulée « La mer est dangereuse, n’en rajoutez pas » sous forme d’affiches et de livrets d’information disponibles dans les antennes locales des comités des pêches, les centres de gestion, les bureaux du SSM, etc.

10  Activité de l’intermédiaire qui achète le poisson dans les halles à marée et se charge de sa commercialisation auprès des grossistes, des poissonniers et des restaurateurs.

11  Spécialistes des ressources vivantes aquatiques.

12  Décret no 2005-03 du 31 mars 2005 relatif à la durée du travail des gens de mer.

13  Dans les années 1960 et 1970, de « bonnes » années pour la pêche, les familles de marins-pêcheurs ont un accès facilité à l’emprunt bancaire. La plupart s’endettent pour acheter une maison, une voiture, des biens d’équipement ménagers, etc.

14  La notion de « matriarcat breton » (Audibert, 1984 ; Carrer, 1983) fait l’objet de critiques de chercheuses qui y voient un artefact construit pour les besoins d’une démonstration qu’elles jugent insuffisamment rigoureuse ou trop psychologisante (Segalen, 1985 ; Guillou, 2007).

15  Yvonne Guichard-Claudic (1998) fait la même remarque à propos des conjointes de thoniers, lesquels alternent trois mois en mer et six semaines à terre.

16  L’aspiration à la réalisation personnelle et le souci de sécuriser le revenu familial peuvent aussi motiver l’exercice d’un emploi salarié chez les conjointes de petits agriculteurs (Bessière, 2004).

17  Réparation des filets.

18  Approvisionnement de l’équipage (nourriture, boisson) et du navire (glace pour la conservation du poisson, etc.).

19  Les armements coopératifs, ou coopératives d’armement, sont propriétaires ou copropriétaires de plusieurs navires confiés à des patrons salariés ou des patrons coopérateurs.

20  Les décennies 1990-2000 sont considérées comme les « années noires » de la pêche.

21  L’accident de Guy est alors vécu comme une chance. Amputé d’un doigt, il n’insiste pas trop pour reprendre la mer et finit par être déclaré inapte définitif. En attendant une retraite anticipée, il cherche un emploi à temps partiel de formateur dans un lycée maritime.

22  Si le navire sur lequel Nathan travaille fait des marées de 24 jours, il débarque tous les deux ou trois jours des langoustines vivantes en criée. Ce choix a des conséquences sur l’organisation du travail : les traits de chalut (période séparant la mise à l’eau du chalut et sa remontée), d’une durée de trois heures, se succèdent de jour comme de nuit.

23  Sur les navires, les patrons sont les maîtres du temps. Ils décident des lieux de pêche – donc des temps de route –, du nombre et de la durée des traits – donc de la scansion du travail –, des routes de pêche – donc aussi des risques d’endommagement encourus par le matériel de pêche qui sera réparé sur le navire.

24  Ces données révèlent aussi une grande mobilité « interne ». Des marins peuvent revenir ou encore changer de type de pêche. Ces allers-retours ne concernent pas uniquement les plus jeunes, renforçant le constat de trajectoires labiles (Observatoire prospectif des métiers et des qualifications de la pêche, 2015).

25  Entretien avec des membres de la Direction générale des Affaires maritimes et de la pêche réalisé par les étudiants du M2 sociologie de l’université de Nantes, mars 2014.

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Table des illustrations

Titre Tableau : Entretiens mobilisés
Légende Note : en raison des liens forts d’interconnaissances propres au milieu de la pêche artisanale, les changements de prénoms, auxquels nous avons procédé, ne suffisaient pas à rendre les enquêtés anonymes. Cependant, dans la mesure où nous nous intéressons aux effets des configurations familiales et de leurs modifications, il nous fallait restituer la composition des ménages et les trajectoires conjugales et professionnelles de leurs membres. Pour concilier cette exigence avec le respect de l’anonymat, nous avons pris le parti de ne mentionner ni le port d’attache ni le lieu de résidence des enquêtés, la précision géographique se limitant au département, malgré l’importance que nous accordons aux effets du contexte local. En revanche, à une exception près, nous n’avons procédé à aucune modification des informations que nous ont livrées les enquêtés.
URL http://journals.openedition.org/travailemploi/docannexe/image/7135/img-1.png
Fichier image/png, 106k
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Pour citer cet article

Référence papier

Marie Charvet, Fabienne Laurioux et Gilles Lazuech, « Quand la pénibilité du travail débarque »Travail et Emploi, 147 | 2016, 53-75.

Référence électronique

Marie Charvet, Fabienne Laurioux et Gilles Lazuech, « Quand la pénibilité du travail débarque »Travail et Emploi [En ligne], 147 | juillet-septembre 2016, mis en ligne le 11 juillet 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/travailemploi/7135 ; DOI : https://doi.org/10.4000/travailemploi.7135

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Auteurs

Marie Charvet

Centre nantais de sociologie (Cens ; UMR 6025), université de Nantes ; marie.charvet@univ-nantes.fr

Fabienne Laurioux

Cens, université de Nantes ; fabienne.laurioux@univ-nantes.fr

Gilles Lazuech

Cens, université de Nantes ; gilles.lazuech@univ-nantes.fr

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